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Affichage des articles du 2019

L'écritoire rouge

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Il y a longtemps de cela, j'ai cherché à acheter un écritoire. Mon écritoire, et sa rouge simplicité Parce que le coeur me brûlait de pouvoir écrire en toute circonstance. Dans les positions les plus improbables - même au fond d'un lit ou allongé sur un canapé - l'écritoire promettait d'assurer à ma feuille de papier la rigidité nécessaire me permettant d'écrire. J'allais pouvoir écrire partout: grâce à lui, je ne serai plus du tout tributaire des aléatoires circonstances de la vie. Cette perspective me remplissait de joie car plus rien désormais ne m'empêcherait d'assouvir cette volonté farouche. Quand j'y repense, vingt ans après, je sens que bouillonnait au coeur de ces instants le meilleur de ce que je suis. S'il me fallait un écritoire, c'est aussi parce qu'à cette époque je découvrais qu'il existe de tristes chambres qui ne possèdent pas de bureau - comme il existe de lugubres maisons sans livres.  Je suis sûr que

Hommage à Benoit Mandelbrot, l'escalier du diable et le chou romanesco

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Benoît Mandelbrot, mathématicien et père de la théorie des fractales, est mort il y a plus de neuf ans,  le jeudi 14 octobre 2010 à l’âge de 85 ans. L'ensemble de Mandelbrot En  guise d'hommage respectueux, lundi au tableau j'ai expliqué à mes élèves la structure topologique de l'ensemble triadique de Cantor. Compact, d'intérieur vide et pourtant non dénombrable. Les cinq premières étapes de la construction de l'ensemble triadique de Cantor Il aurait fallu leur parler de la fonction de Lebesgue construite sur l'ensemble triadique de Cantor qui fournit un contre-exemple attestant qu'une fonction presque partout dérivable n'est nullement nécessairement l'intégrale de sa dérivée, même si cette dernière est intégrable. Comme Alexandre Grothendieck,  Benoît Mandelbrot fut un prince de la dénomination; ainsi cette fonction de Lebesgue, l'appelait-il 'l'escalier du diable'; il suffit de regarder son graphe une seule

L'approximation des nombres entiers

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Un souvenir vieux de dix ans qui me revient bizarrement. C'est l'après-midi d'un ancien jour perdu - peut-être un mercredi. Ma fille de six ans a caché des dessins dans sa chambre, mon fils et moi devons les retrouver. Le jeu est bien entamé et comme on a déjà mis la main sur pas mal de dessins je lui demande s'il en reste, si par hasard on ne les aurait pas tous déjà trouvés, elle a cette réponse: 'D'après mes calculs, il en reste encore à peu près trois!'. Quand on fait de longs calculs d'approximation en mathématique, c'est le plus souvent pour parvenir à approcher un nombre réel par un nombre plus simple - en général un nombre rationnel: on parle alors d'approximation diophantienne. Ce qui donne lieu à de puissants et magnifiques théorèmes qui, et cela ne trompe pas, sont dus aux plus grands mathématiciens: Liouville, Dirichlet, Thue, Siegel... Théorème de Liouville Quand on commence une phrase par l'expression 'd

Les concours d'entrée aux grandes écoles et la tragédie de vieillir. Chacun son tour.

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Je m'aperçois aujourd'hui que je sais faire tous les problèmes qui furent, cette année, posés aux concours d'entrée aux grandes écoles. Je sais faire tous ces problèmes, et très bien, et dans les moindres détails. Je sais même répondre à la question 7 de la partie IV, celle qui ne fut traitée par aucun candidat, celle qui n'était même pas faite pour être abordée. Je vois où on veut en venir, les questions je les anticipe. A tel point que les problèmes me semblent cousus de fil blanc. Je les fais de A à Z sans aucune impasse, et je suis même capable d'apporter des précisions aux énoncés. Oui, je pourrai facilement les enrichir et ça me vaudrait à coup sûr un 20 sur 20. Et même plus que 20 sur 20. Vous vous rendez compte! Plus de 20 sur 20! Par exemple 23 ou 24 sur 20!  Oui, 23 ou 24 sur 20 aux deux épreuves de mathématiques du concours de l'X, avouez que ça aurait de la gueule! Avec des notes pareilles à l'écrit, j'irais passer les oraux, avec de l

La tempête de la petite poussière

Assis sur une chaise, je vois une poussière avancer vers moi au ras du sol. Or il n'y a pas une pique de vent dans la maison, pas un courant d'air. Et pourtant, la poussière avance. Cela m'étonne. Alors je comprends - ce qui me déprime - que tout est question d'échelle. Que pour cette poussière, il règne au ras du sol un vent de tempête, un vent que je ne sens pas, mais le même style de vent qui, dans l'univers des hommes, arrache le toit des maisons et fait se dresser des vagues hautes comme les murs. Il y a toujours des tempêtes, au niveau des hommes ou des poussières. Les différences sont fallacieuses et tout est une question d'échelle. Désespérante constatation. C'est l'homme qui s'auto-frissonne en s'imaginant qu'il se passe des choses, celle-ci plutôt qu'une autre. Mais la vérité c'est que tout a lieu tout le temps, il suffit de se placer à la bonne l'échelle. Vanitas vanitatum et tout est égal à tout, et il ne nous reste

Saint-Simon, la cravache, l'océan... et la continuelle et cruelle défaite de tous les grands livres qui restent à lire

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Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon (1675-1755) 'Ce même jour, 3 mai, sur les dix heures du soir, j'eus le malheur de perdre mon père. Il avait quatre-vingt-sept ans, et ne s'était jamais bien rétabli d'une grande maladie, qu'il avait eue à Blaye, il y avait deux ans. Depuis trois semaines il avait un peu de goutte. Ma mère, qui le voyait avancer en âge, lui proposa des arrangements domestiques qu'il fit en bon père, et elle songeait à le faire démettre en ma faveur de sa dignité de duc et pair. Il avait dîné avec de ses amis comme il avait toujours compagnie. Sur le soir il se remit au lit sans aucun mal ni accident, et pendant qu'on l'entretenait, il poussa tout à coup trois violents soupirs tout de suite. Il était mort qu'à peine s'écriait-on qu'il se trouvait mal: il n'y avait plus d'huile à la lampe.  J'en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeait le lendemain. La nuit fut donnée au

Le haïku du 'jamais je n'en reviendrai'.

Jamais je n'en reviendrai que cela fût et qu'il en reste néanmoins si peu. J'ai bien dit ' néanmoins'.

Le paysan russe, l’ordinateur, le télescope et l’informatique en tant que science fondamentale.

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« L'informatique n'est pas plus la science des ordinateurs que l'astronomie n'est celle des télescopes. » Chaque fois que je me le répète, je suis stupéfait par la puissance de cet aphorisme attribué au grand informaticien et mathématicien Edsger Dijkstra (né à Rotterdam le 11 mai 1930 et mort à Nuenen le 6 août 2002): Edsger Dijkstra ( 1930-2002) En général, je commence mon cours d'informatique en insistant particulièrement sur cette phrase. D'abord pour marquer à quel point je compte inscrire mes considérations aussi loin que possible de tout bidouillage bureautico-logicielo-mercantile de type 'heures facturées SSII'. Et surtout pour bien les convaincre  - dans la logique de la phrase de Djikstra - que l'informatique théorique a existé bien avant la fabrication du premier ordinateur. L’informatique fondamentale est une branche particulière des mathématiques discrètes visant particulièrement à l’étude des processus itératif

Le roi est nu et il fait ce qu'il peut, sur le trapèze d'Alain Bashung et d'Albert Cohen

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Plus le temps passe, plus je me sens plein d'indulgence pour toutes les formes de superstition. Comment donc un homme en vient-il à se construire un tel petit système de protection personnelle qu'on nomme d'ordinaire 'superstition'? Pour tenter de répondre ( un peu ) à la question, je pense à toi mon frère qui est moi. Je t'imagine, seul sous la voûte du monde. Tu es là et il faut bien t'y faire. T'organiser d'une manière ou d'une autre. Quand l'homme voit trop bien la menace dans toute son étendue, et toutes ses conséquences, que lui reste-t-il donc? Et Dieu sait s'il y en a, au dessus de notre tête, de telles menaces. Rédhibitoires. Et que rien ne vient contrebalancer. Dans une telle situation, on peut quand même pas rester les bras croisés, sans espoir. La sagesse populaire le clame: on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Lourd de sombres sous-entendus, l'Evangile affirme 'Travaillez tant que vous

Jacques Borel, le verbe 'tomber' restera éternellement transitif

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A la page 124 de 'L'Adoration', ouvrage de Jacques Borel qui obtint le prix Goncourt au titre de l'année 1965, je lis ceci: ' Je me suis souvent demandé pourquoi, malgré les objurgations, et l'ironie même, de ma tante Desvergnes, ma grand-mère s'était toujours refusée à laisser installer chez elle l'électricité, qui lui paraissait un mode d'éclairage si normal chez les autres; il me paraît évident aujourd'hui qu'il ne s'agissait nullement là d'un entêtement ou d'une manie de vieillard; mais, sans doute, en ne démordant pas de lampe à pétrole familière, ma grand-mère pensait-elle se montrer fidèle qu'il lui semblait qu'elle avait le devoir de perpétuer. ' J'aime ce genre d'absurde obstination. Dont je suis coutumier. J'aime le panache de l'homme qui accroché à l'épave en train de couler cherche encore à la retenir. J'ai la chance d'avoir un pays – quand on aspire à devenir écri

Japanese Boy, parce que je viens des années 80. Claqué au sol.

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Tout est dans le titre, précisément. Cette chanson parce que voyage avec elle une part indicible de ce que furent les années 80. Leur atmosphère, le rythme, la vitesse avec laquelle s'y déplaçaient les gens. Un temps, une époque. Même ce sourire d'Aneka - tranquille et un peu ridicule - il me semble qu'il appartient aux années 80. J'y ai grandi et j'en suis. Cette chanson parce qu'on trouve en elle, qui repose là-bas, une part de ce que nous avons été. Les années 80. Oui, je viens de là-bas. On est toujours de son temps. Marqué au fer rouge - qu'on le veuille ou non. L'étrange mystère de tout ce qui y demeure encore - et qui nous est devenu puissamment inaccessible. Comment dire à nos enfants? Ma fille et mon fils ont écouté Aneka et ils ont trouvé la chanson bien ridicule - ils disent ' claquée au sol' Passe encore pour 'Japanese Boy'... Ma fille et mon fils ont écouté Blondie et ils n'ont pas été e

Pouvoir magique de l'expression et groupe fini dont tous les éléments sont d'ordre 2.

J'interrogeais un élève au tableau, à propos d'un exercice consistant à prouver que le cardinal d'un groupe fini dont tous les éléments sont d'ordre deux est une puissance de deux. Nous venions de terminer la preuve de ce résultat en utilisant des techniques élémentaires qui rendaient la démonstration à la fois trop artificielle et trop astucieuse. Comme j'en étais gêné, j'en suis venu à expliquer à l'élève en question la vraie raison par laquelle ce théorème devenait éminemment naturel.  Il s'agissait simplement de remarquer que chaque élément étant d'ordre 2 dans ce groupe G, G était abélien et qu'il se trouvait donc naturellement muni d'une structure d'espace vectoriel sur le corps à deux éléments ( corps que l'on va noter k pour plus de commodité). Dès lors G en tant qu'espace vectoriel est évidemment de dimension finie sur k ( étant de cardinal fini 'il possède évidemment une partie génératrice finie), il est donc

Sicile, la mer bleue, la maladie et le voyage.

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Souvenir de Sicile. L'après-midi avant le retour. Sur la plage. Devant la mer Méditerranée. Les Grecs sont venus de là-bas. Géométrie parfaite du temple d'Agrigente Ce bleu étal. Etal comme une extension galoisienne. A perte de vue. Les mathématiques arabes sont venues de là-bas. Savants musulmans à la cour palermitaine Du grand empereur  Frédéric II Hohenstaufen, le fauconnier Odeur de volcan étendue sur la mer A l'horizon des pauvres villages siciliens Tout entier en partance pour l'Amérique L'autre sens: New-York, Ellis Island Ce bleu étal. Etal comme une extension galoisienne. A perte de vue. La vie qui va et qui vient La vie qui trouve toujours sa direction Je pense au bonheur. Qu'on ne mesure pas. On ne goûte la pleine saveur des choses. Qu'au bord des gouffres. En rémission. Quand tout va bien, je suis snob. Et je les snobe ces moments. Je snobe les pépites d'or qu'ils recèlent. Je snobe, car je