Les concours d'entrée aux grandes écoles et la tragédie de vieillir. Chacun son tour.



Je m'aperçois aujourd'hui que je sais faire tous les problèmes qui furent, cette année, posés aux concours d'entrée aux grandes écoles.
Je sais faire tous ces problèmes, et très bien, et dans les moindres détails. Je sais même répondre à la question 7 de la partie IV, celle qui ne fut traitée par aucun candidat, celle qui n'était même pas faite pour être abordée. Je vois où on veut en venir, les questions je les anticipe. A tel point que les problèmes me semblent cousus de fil blanc. Je les fais de A à Z sans aucune impasse, et je suis même capable d'apporter des précisions aux énoncés. Oui, je pourrai facilement les enrichir et ça me vaudrait à coup sûr un 20 sur 20. Et même plus que 20 sur 20. Vous vous rendez compte! Plus de 20 sur 20! Par exemple 23 ou 24 sur 20!  Oui, 23 ou 24 sur 20 aux deux épreuves de mathématiques du concours de l'X, avouez que ça aurait de la gueule! Avec des notes pareilles à l'écrit, j'irais passer les oraux, avec de l'avance et donc sans aucun stress! Les mains dans les poches! Fingers in the nose! Absolument sûr de voir s'ouvrir en grand devant moi les portes de l'école Polytechnique, et aussi celles de la rue d'Ulm! Je vais intégrer à nouveau Normale Sup, et pas par la petite porte cette fois-ci! Personne devant moi: ce sera la rue d'Ulm en tant que major de promotion, vous imaginez! Trompettes et fanfares! La marche triomphale! La marche triomphale à coup sûr, puisque je vous dis – et c'est la vérité, je suis absolument sincère – que les problèmes, j'en fais mon affaire, je les domine... Je vois tout de tellement haut... Toutes les notions du programme... Un jeu d'enfant... C'est gagné d'avance... A force, je suis devenu presqu'invincible.
C'est gagné d'avance... Sauf que pour passer ces concours prestigieux, il est quand même nécessaire de s'y inscrire.  Or à quarante ans passés, ça n'a absolument aucun sens de s'inscrire au concours de l'X. Il est simplement trop tard. Mon tour a passé.

La vie est mal faite décidément.

Ainsi va le cours du temps qui, à force de passer, obstinément,  imperceptiblement tout seul dans son coin, parvient à rendre la perspective de certaines entreprises tout simplement ridicule – longue liste de toutes ces choses dont la possibilité s'écroule d'elle-même avec les années, comme les murs d'une trop vieille abbaye; un beau matin. A 20 ans, à 21 ans, à 22 ans, même à 23 ans, j'aurais pu les repasser ces fameux concours. Plus aujourd'hui. Un beau matin, il est devenu trop tard. Ce jour-là, je me suis réveillé sans savoir que j'avais laissé l'affaire derrière moi sans possibilité de retour.
Au coeur, pincement.


Mettre en parallèle cette idée avec ce que dit Jacques Ruffié dans son livre ' Le Sexe et la Mort' sous le paragraphe ' Besoin de mort':

' Le remplacement des anciennes générations par les nouvelles constitue la deuxième condition qui permet à l’évolution de suivre son chemin.
Le cycle vital n’est accompli dans sa totalité que lorsque l’individu qui a procréé meurt. De prime abord, la mort peut sembler un phénomène absurde, une imperfection grave de la nature, non seulement du point de vue de l’« économie biologique » (fin brutale d’un long investissement d’information et d’énergie) mais aussi, et surtout, du point de vue de 1’« économie culturelle ». Dans les espèces qui montrent un certain degré d’intelligence individuelle et sont capables d’acquérir sans cesse de nouvelles expériences, d’affiner leurs comportements pour les rendre plus efficaces, et singulièrement chez l’homme, l’individu apprend tout au long de sa vie. Ses connaissances et son savoir-faire augmentent avec le temps. Et c’est au moment où l’acquis devient le plus important, quand le sujet a atteint le maximum de compétence qu’il disparaît. Ceci pourrait sembler être un gaspillage aveugle, anormalement toléré par la sélection naturelle. Il faut noter toutefois que, sauf par accident, la mort n’arrive jamais d’emblée. Elle est précédée d’une phase de sénescence variant selon les espèces, et dans leur sein, selon les individus, car elle est inscrite dans le « programme de vie » présent dans le patrimoine héréditaire que nous portons tous en venant au monde. La mort en constitue la dernière phase, le dernier acte. C’est un phénomène très général, rencontré dans les groupes tant animaux que végétaux, pour lesquels l’espérance de vie constitue un caractère spécifique. Chez les vertébrés supérieurs, homéothermes (endothermes), la mort est « retardée » (on assiste par ailleurs à un allongement de l’adolescence et de la phase précédant la sénescence) ce qui permet la transmission efficace des acquis. Le jeune a le temps d’apprendre auprès des adultes, par imitation et apprentissage, un certain nombre de comportements utiles à sa survie, et qu’il n’aura pas à redécouvrir seul. Contrairement à la plupart des invertébrés, les vertébrés ne peuvent pas procréer dès leur naissance : ils subissent au préalable une phase plus ou moins longue de maturation et d’enseignement. Pour cela, les adultes doivent vivre assez longtemps après la reproduction. Un orphelinage trop précoce ne permettrait pas de profiter des connaissances accumulées par les parents. Il faut ménager le temps de la transmission.'
[ c'est moi qui souligne]
Les hommes qui meurent ont eu le temps de se fabriquer une sagesse et un savoir dont on peut maudire la perte, elle est pourtant dans l'ordre des choses. La génération suivante ne repart aps de zéro et aura la force, elle, de pousser le bouchon de la connaissance.

Le sexe et la mort, Jacques Ruffié (1986)

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