'La vérité sur Débé Donge': le prince Muychkine en plus sexy.
J'ai
découvert récemment ' La Vérité sur Bébé Donge', un film tourné
en 1952 par Henri Decoin avec Jean Gabin et Danielle Darrieux dans
les rôles principaux.
La vérité sur Bébé Donge, Henri Decoin, 1952. |
Avec
ce film, Henri Decoin signe ici sa troisième adaptation de Simenon
(après 'Les Inconnus dans la maison' en 1942 et 'L'Homme de Londres'
en 1943).
L'histoire
est simple ( attention spoiler!):
'
Élisabeth d'Onneville, dite « Bébé », a empoisonné son époux
François Donge, un riche tanneur provincial. Sur son lit de
clinique, François revit ses années passées. Coureur de femmes, il
a épousé Élisabeth dix ans plus tôt par convenance bien plus que
par amour. Jeune fille passionnée, Bébé envisageait quant à elle
le mariage comme l'accomplissement d'un idéal de partage. Elle s'est
rapidement sentie déçue par l'indifférence et même le cynisme de
son mari, qui a continué d'entretenir des maîtresses. François se
meurt d'une néphrite suraiguë. Avant qu'on lui administre une
injection létale, il avoue son amour à Bébé. Comme absente, cette
dernière lui répond qu'elle ne l'aime plus. Désormais insensible à
tout, elle suit docilement le juge d'instruction venu l'arrêter.'
Le
film est habilement construit autour d'une série de flash-backs à
partir desquels le spectateur reconstruit l'histoire des époux Donge
depuis leur première rencontre.
Claude Génia, Danielle Darrieux, Jean Gabin et Daniel Lecourtois |
Bébé
Donge s'éprend de François Donge.
François
se dit 'pourquoi pas?': Bébé est dépaysante et puis plutôt jolie,
c'est une proie de valeur pour un chasseur comme lui.
François
est un optimisateur – même pendant leur voyage de noces, il
optimise, réglant sur leur trajet quelques rendez-vous d'affaires
aux conséquences possiblement juteuses.
François
Donge a l'argent, il est le fort, le puissant – dans sa famille et
au coeur du monde.
François
Donge est un homme d'action. Qui a toujours pris, sans attendre qu'on
lui donne. Et cela bien sûr lui donne aux yeux de tous le respect
qu'on accorde au vainqueur.
Oui,
François Donge est un vainqueur, et il épouse Bébé.
Le
problème c'est que Bébé est réellement amoureuse et qu'elle ne
fait pas semblant.
Tout
de suite, elle a besoin de partager, de parler, alors tout de suite
elle lui casse les couilles.
'-Qu'est-ce
qu'un couple, François?
- Hein?
- Qu'est-ce qu'un couple?
- Ne vous pressez pas nous avons toute la vie pour répondre...'
La
douceur angélique de la voix de Danielle Darrieux.
Non
décidément, elle parle trop pour François Donge,
l'ultra-pragmatique.
'Les
grands mots, la philosophie...'
dit François Donge en soupirant ou en haussant les épaules.
Bébé
veut s'exprimer. Mais dans le milieu de François Donge, on ne parle
pas; on fait des affaires, on arrange des mariages, mais on ne parle
pas. Il y a des sujets sur lesquels on garde le silence, histoire
d'éducation, une éducation pragamatique visant à ne pas mettre à
jour le vaste réseau d'hypocrisies qui sous-tend tout le système.
'
On
va en reparler bien sûr'
dit Bébé qui est tenace, qui le pousse dans ses derniers
retranchements.
'-Enfin
si on va au coeur des choses, est-ce que votre théorie... enfin
votre explication... est-ce qu'elle marche aussi pour... pour les
choses du coeur?
- Comment ça les choses du coeur?
- Oui, est-ce qu'il faut toute une vie pour s'aimer ou pour savoir qu'on s'aime? Ou bien est-ce que l'amour c'est quelque chose comme... comme un éblouissement?
- L'amour?... L'amour c'est comme le reste, ça se fabrique!
- Dans ces conditions... comment interprétez-vous notre rencontre?
- Je ne l'interprète pas, je la constate: c'est une coïncidence sans plus.
- Oh, je ne suis pas de votre avis... tout dépend de la profondeur à laquelle les choses éclatent en nous.
- Oh la lala, le coeur des choses, les choses du coeur, la profondeur avec laq... qu'est-ce que vous...?
- A la surface tout est lisse, c'est au fond que ça se passe, tout au fond...
- Vous avez de ces mots...
- Vous n'aimez pas les mots?
- Si un seul: le mot "vivre', les autres bouchent la vue, plus ils sont grands moins on voit ce qu'i'y a derrière
- François, ce qui se passe derrière est si simple'François et tous les autres, ils restent justement à la surface, là où Bébé ne veut pas rester. 'Je fais pas de théorie, moi' dit François.
Et
elle revient à la charge et elle le tanne encore:
'Qu’est-ce
qu’un couple, François ?'
Et
on sent bien à quel point ses interrogations générales
l'insupportent.
Elle
veut de la théorie, elle veut absolument s'extraire du terre à
terre...
Lui,
il voulait quoi? Un mariage qui soit un huitième de mariage, allons
même jusqu'à un quart de mariage... Mais Bébé ne lâche rien,
elle veut un mariage plein et entier et il n'a pas de répit. Elle le
cerne, le harcèle avec ses mots, avec toutes ses questions, des
questions qu'il fuit depuis toujours, que tous autour de lui ils ont
toujours fui, ils n'ont jamais voulu voir.
'
Toi et tes mots!'
Danielle Darrieux et Jean Gabin |
'
Qu'est-ce
que le désir François?'
Il
se trouve sans cesse acculé.
'
-Est-ce
que tu ne crois pas qu'il va falloir vivre ouvert François ?
- Comment ça 'ouvert'?
- Oui comme un livre, ou comme une fenêtre, sans rien se cacher toi et moi... Jusqu'ici j'étais secrète... Les jeunes filles sont toujours secrètes, je devrais avoir plus de mal que toi pour y arriver, mais j'aime tellement les choses claires... Si je t'ai déçu... enfin si je te déçois vraiment un jour il faudra me le dire... il faudra rien me cacher jamais... tiens par exemple si'l devait y avoir un jour quelqu'un dans ta vie, il faudra me le dire... si tu me le dis il n'y aura que demi mal.'[Aparté avec le garçon d'étage, mais Bébé n'a pas lâché l'affaire, elle suit son idée:]
- Sinon il n'y aura plus d'espoir pour toi et pour moi, François.
- Ah tu y reviens...
- Et puis je me demande alors: à quoi bon se mettre à deux pour vivre si ce n'est pas pour vivre mieux qu'à soi tout seul... si c'est seulement plus commode...'
Justement pour François et ses semblables, la commodité - ce qui est commode -voilà le seul critère. Bébé veut de l'absolu, du romantisme, de l'idéalisme... Et François ne lui offre en retour que ses petites manoeuvres pour s'enrichir, pour sauver les apparences en troussant tranquillement sa jolie secrétaire... Il y a quelque chose d'Emma Bovary dans le destin de Bébé, sauf que Bébé se prend en main. Bébé, bafoué, humilié, ne prend pas d'amant et ne se tue pas: elle empoisonne son mari, ce mari qu'elle a aimé et qu'elle n'aime plus, ce mari imbécile qui a systématiquement refusé de la rejoindre sur le terrain de l'amour avec un grand ' A', ce mari qui ne comprend que sur son lit de mort tout ce qu'elle lui a offert et qu'il a repoussé... Mais il est trop tard, il la comprend, il comprend son geste, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même, il regrette, il changerait tout s'il pouvait.... Mais il est trop tard.
Elle
est celle qui fait des manières, des histoires. Dans ce monde
superficiel et étouffant de la riche bourgeoisie provinciale pétrie
de faux semblants, Bébé est la seule à dire la vérité. A parler
vraiment.
Et chacune de ses questions ouvre sur des abysses.
Elle
ressemble, en plus sexy, à l'Idiot de Dostoievski.
L'Idiot, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, 1869 |
Bébé
est magnifique. A mon sens, une des grands figures de femme portées
à l'écran.
Et
cette question extraordinaire – toujours ses questions! - que Bébé
pose à François juste avant que ne soit célébré leur mariage,
alors qu'ils se trouvent agenouillés côte à côte sur des
prie-dieu devant l'autel:
'
- Vous croyez en Dieu?
- En principe oui... mais j'ai pas beaucoup le temps.'
A
l'église comme ailleurs, Bébé est la seule à parler avec son coeur – les
autres se contentent de respecter les conventions.
Danielle Darrieux et Jean Gabin |
Plus
j'y réfléchis, plus ce film me semble abouti et puissant.
Jean
Gabin et Danielle Darrieux y sont absolument éblouissants.
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