Robert Musil, c'est la base! (Figure tutélaire 1)
Comme chaque ville de l'Egypte possédait ses Dieux d'élection, le journal de Doctus Monkey a ses figures tutélaires.
Elles font, ensemble, les hautes futaies de la forêt imaginaire à l'abri de laquelle j'éprouve le besoin d'inscrire mon travail.
Robert Musil est le premier de ses grands arbres.
A cause d'une phrase de l'Homme sans Qualités, qui se trouve à la source de toute l'entreprise 'Doctus Monkey'.
Elles font, ensemble, les hautes futaies de la forêt imaginaire à l'abri de laquelle j'éprouve le besoin d'inscrire mon travail.
Robert Musil est le premier de ses grands arbres.
A cause d'une phrase de l'Homme sans Qualités, qui se trouve à la source de toute l'entreprise 'Doctus Monkey'.
Robert Musil ( 1880-1942) |
‘Il me semble que celui a décidé
de vouer sa vie aux choses de l'esprit se retrouve invariablement
confronté au choix suivant:
- soit il accepte de renoncer à sa
propre subjectivité pour se mouvoir dans le monde glacialement froid
des mathématiques: là-bas les vérités sont absolues et ne
souffrent d'aucune contestation, en contrepartie on y croise des
théories qui restent sans rapport avec la vie de celui qui les a
découvertes, pour ainsi dire il n'existe pas, tout juste laisse-t-il
son nom à un théorème ou à un objet.
Il se fait savant, mathématicien.
- soit il a suffisamment d'orgueil
ou d'inconscience pour penser que les petites idées qui
s'épanouissent sous son crâne et qui n'appartiennent qu'à lui sont
vraiment importantes; alors il passe sa vie à les protéger, à les
sauver en cultivant son unicité.
Il se fait artiste, écrivain par
exemple.’
(Robert Musil, L'Homme sans Qualité,
traduction Philippe Jacottet).
Un jour de l'été 1999, j'ai lu cette
phrase qui a agi
dans mon esprit comme un big-bang. L'impression, brusquement, que
l'essentiel venait d'être dit. Comme le 'ouf' de soulagement que
produit la parole bienfaisante trop longtemps attendue
Musil réussissait en quelques lignes à
résumer et à éclairer parfaitement ce que j'avais jusqu'alors
ressenti confusément, dans un mélange des genres que je pensais en
un sens relativement incompatibles, et auquel les mots de ce grand
maître donnait une allure de normalité.
Non seulement cette phrase m'affirmait
qu'il était loisible d'envisager de partager sa vie entre les
mathématiques et la littérature, mais à bien des égards, elle
assurait aussi que pour quelqu'un de réellement exigeant
intellectuellement, quelqu'un qui, ne pouvant se satisfaire, ni
uniquement de 'l'esprit de finesse', ni uniquement de 'l'esprit de
géométrie', il n'y a qu'une seule route, et elle est double.
Cette phrase, je veux qu'elle demeure
inscrite, en exergue, sur chacune des pages de ce blog comme un
cartouche hiéroglyphique. Car comme dirait ma fille ' c'est la
base!'.
Robert Musil à l'époque des désarrois de l'élève Törless |
J'aime beaucoup
cette dernière photo du temps des 'Désarrois de l'élève
Törless', Robert Musil dans sa rude jeunesse.
A ceux qui passeront dans ces parages,
je me permets de recommander vivement la lecture de 'L'Homme Sans
Qualités'.
Avec les trois mille pages de ce livre
malheureusement inachevé, Robert Musil vous convie à une
extraordinaire fête de l'intelligence à laquelle on ne sait comment
le remercier de nous avoir conviés.
C'est qu'autour de cette table, devant
nous, sont célébrées, pour le plus grand honneur de notre espèce,
les noces de l'esprit de finesse et de l'esprit de géométrie.
Achetez ce livre, lisez-le, vous ne
serez pas déçus!
Robert Musil, L'homme sans qualités |
Et puisqu'il convient de rendre à
César ce qui est à César, je termine en recopiant ce passage
pénétrant des Pensées de Pascal ( c'est moi qui souligne).
'Différence entre l'esprit de
géométrie et l'esprit de finesse
– En l'un, les principes sont
palpables, mais éloignés de l'usage commun ; de sorte qu'on a
peine à tourner la tête de ce côté-là, manque d'habitude :
mais pour peu qu'on l'y tourne, on voit les principes à
plein ; et il faudrait avoir tout à fait l'esprit
faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu'il est presque
impossible qu'ils échappent.
Mais dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne : car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omission d'un principe mène à l'erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu d'hommes.
Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés, – quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien et où pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, – qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent.'
Mais dans l'esprit de finesse, les principes sont dans l'usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n'a que faire de tourner la tête, ni de se faire violence ; il n'est question que d'avoir bonne vue, mais il faut l'avoir bonne : car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu'il est presque impossible qu'il n'en échappe. Or, l'omission d'un principe mène à l'erreur ; ainsi, il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l'esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.Tous les géomètres seraient donc fins s'ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu'ils connaissent ; et les esprits fins seraient géomètres, s'ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c'est qu'ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie ; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c'est qu'ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu'étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu'après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu'on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d'eux-mêmes : ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu'il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu'on n'en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l'entreprendre. Il faut tout d'un coup voir la chose d'un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu'à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n'est pas la manière d'agir en cette sorte de raisonnement. Ce n'est pas que l'esprit ne le fasse ; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l'expression en passe tous les hommes, et le sentiment n'en appartient qu'à peu d'hommes.
Et les esprits fins, au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d'une seule vue, sont si étonnés, – quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien et où pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu'ils n'ont point accoutumé de voir ainsi en détail, – qu'ils s'en rebutent et s'en dégoûtent.'
(Blaise Pascal, Pensées)
J'adore ce ' pour peu qu'on l'y
tourne'.
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