Supériorité de l'historien: Ulrich, le Ph-mètre et Georges Brassens




Dans la série des phrases qui portent sens, celle-ci, saisie au vol au cours d'un repas, comme un caméléon gobe une mouche:

'Pendant la guerre, on récupérait le plexiglas des cockpits sur les avions tombés'.

Une sentence porteuse d'une parcelle irréductible de vérité: il en fut ainsi, et point barre! '
Puisque cela a été, personne ne pourra le nier.
Telle est la force du fait avéré, telle est la force – indépassable, même au mathématicien - de l'historien, lui qui dit ce qui s'est passé: il n'a pas besoin de prouver, tout à fait de même qu'un homme n'a pas besoin de démontrer qu'il a été vivant entre l'instant de sa naissance et celui de sa mort - l'évidence de ce qui fut est peut-être l'ultime privilège de notre condition de mortel.

Penser à Musil, à ce que Ulrich, son héros, appelle le sens du possible.
'... et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre. Ainsi pourrait-on définir simplement le sens du possible comme la faculté de penser tout ce qui pourrait être ' aussi bien', et de ne pas accorder plus d'importance à ce qui est qu'à ce qui n'est pas'. 
( L'Homme sans Qualités, traduction Philippe Jaccottet) 

Au fond, du point de vue de Musil, la réalité attachée à un individu – son bocal, ce qui constitue sa destinée - est une si petite chose relativement à toutes celles qui pourraient être aussi bien à qualités et circonstances égales. Juste une fourmi parmi des millions d’autres à laquelle objectivement le fait d’être avéré ne confère aucune valeur spéciale, aucune importance particulière.
Robert Musil est trop mathématicien pour rester prisonnier d'une simple incarnation, et trop mathématicien donc pour être historien. Non décidément il ne lui reste que la littérature.

C'est la même problématique qui m'a toujours choqué en chimie où l'on s'autorise, dans l'étude des solutions aqueuses, des raisonnements de ce style:
Supposons que dans la solution la concentration d'ions H3O+ soit négligeable... Il s'en suit un raisonnement qui aboutit à la détermination du Ph de cette solution, et il se termine par une vérification que la concentration en ions H3O+ est bien négligeable.'
Ce genre de raisonnement, hyper-choquant pour un mathématicien, se révèle très facile à moquer d'un strict point de vue logique: ayant supposé que la concentration d'ions H3O+ est négligeable, on va effectivement réussir à retrouver que la concentration d'ions H3O+ présents dans la solution est bien... négligeable.
Sauf que si vous soumettez cette objection à un chimiste, il vous répondra le plus calmement du monde:
' D'accord pas de problème, mais il se trouve que j'ai un ph-mètre sous la main; et lorsque je le plonge dans cette solution et bien il indique exactement le ph déterminé par mon calcul qui se trouve ainsi validé.'
Validé... par l'expérience.
La Chimie, comme l'Histoire, est une science expérimentale.
Ainsi, la fin justifie les moyens.
Comme dit, dans la chanson de Brassens,  la jeune et jolie Marquise au vieux Corneille qui vient de lui démontrer par A plus B qu'en prenant un peu de recul il n'y a pas grande différence entre leurs deux situations:
'Peut-être que je serai vieille,
Répond Marquise, cependant
J'ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t'emmerde en attendant.'




On peut bien démontrer que ceci est égal à cela, en dehors de toute réalité. C'est bien joli, mais il n'empêche qu'il y a quand même la réalité. Qui reste la donnée importante du problème. Au moins pour les chimistes et les historiens. 

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