Le ressort intérieur, contre le global warming
Je viens de terminer 'Anna Karénine'. Dans mon exemplaire de la Pléïade, c'est 'Résurrection' qui lui fait suite. Dont je découvre, comme un électro-choc, les
premières lignes dans la
traduction d'Edouard Beaux:
' Les
quelques centaines de milliers d'êtres humains qui s'étaient
rassemblés sur cet espace étroit avaient beau mutiler la terre sur
laquelle ils s'entassaient; ils avaient beau écraser ce sol sous des
blocs de pierre afin que rien n'y pût germer, arracher toute herbe
qui commençait à poindre, enfumer l'air de pétrole et de charbon,
tailler les arbres, chasser bêtes et oiseaux, le printemps était
toujours le printemps, même dans la ville. Le soleil était chaud.
Vivifiée, l'herbe poussait et verdoyait partout où elle n'avait pas
été raclée, non seulement sur les pelouses des boulevards, mais
encore entre les pavés des rues; les bouleaux, peupliers, merisiers
déployaient leurs feuilles parfumées et gluantes, les tilleuls
gonflaient leurs bourgeons prêts à éclater; les corneilles, les
moineaux, les pigeons, suivant la coutume du printemps,
construisaient gaiement leurs nids, et les mouches, réchauffées par
le soleil, bourdonnaient sur les murs. Tout était en liesse:
plantes, oiseaux, insectes, enfants. Mais les hommes, les grands, les
adultes, ne cessaient de se tromper et de se tourmenter les uns les
autres. Ce qu'ils considéraient comme important, ce n'était ni
cette matinée de printemps, ni cette beauté de l'univers que Dieu
accorde à tous les êtres pour leur bonheur - beauté qui invitait à
la paix, à l'union, à l'amour: non, pour eux, ce qui était
important et sacré, c'était ce qu'ils avaient eux-mêmes imaginé
pour dominer leur prochain.'
![]() |
Quatrième de couverture de l'édition Folio de 'Résurrection' |
Le
roman de Tolstoï a été écrit en 1898. Comme les choses ont changé
en 120 ans! Il aura suffi de 120 ans.
Il ne faut pas rêver: l'avidité,
la rapacité, l'ennui étaient déjà là évidemment, en 1898, dans
l'esprit des hommes, mais leur capacité de nuisance n'avait pas
encore été augmentée au delà de toute proportion: en somme, fort
heureusement, ils n'avaient pas les moyens.
Pas
encore.
Maintenant,
c'est chose faite.
Folie
furieuse des business-men pris dans une agitation absurde qui, du
matin au soir, répandent aux quatre coins de la planète un sillage
de kérosène pour rejoindre au plus vite de vaines réunions afin de
bâtir de vaines fortunes. Quitte à brûler la terre, à plastifier
la mer, à empoisonner l'air – il s'agit simplement de s'occuper
et de se distraire par quelque comédie de pouvoir, affirmation d'ego
sous un ciel métaphysiquement vide...
Juste l'ennui, anti-ressort
fondamental...
Laissez-les un moment sans avion à prendre, sans
vacances à organiser, sans la perspective de quelque agitation
moléculaire... Il faut qu'ils bougent, qu'ils remuent, ils ne
peuvent pas rester en place et, chaque fois la planète trinque... Et
vingt, trente fois par an - jusqu'à cent fois par an pour les plus
graves - ils prennent l'avion, le bateau, l'hélico, en quête de
vitesse et d'ailleurs. Toujours inlassablement polluant.
![]() |
Un site industriel, comme il en existe tant - qui contribue pleinement à la hausse du PNB par habitant. |
C'est tellement triste de voir les enfants de l'an 2000 douter d'avoir un avenir devant eux.
Voilà où nous en sommes.
![]() |
Furieuse folie des humains |
Penser
au manque de sagesse 'all over the world'.
Penser
à la grandeur de l'écrivain. Une table, un crayon, une petite
lumière...
Il
regarde le monde, il les regarde tous à travers le prisme de
lui-même, il affronte le vide, courageusement. Par la parole, par le
mot, par le 'dit'.
Un
écrivain n'a nul besoin de tous ces voyages, de toutes ces comédies
de pouvoir.
Un
écrivain n'a nul besoin d'une perpétuelle croissance à deux
chiffres.
Un
écrivain n'a nul besoin de l'objectif de ces trésors toujours
grossissants, de ces accumulations dont la perpétuation est la seule
fin.
Il a le
ressort intérieur.
Penser
à Camus. Sa fille Catherine raconte
qu'un jour faisant part à son père de son ennui, celui-ci lui
répondit simplement:
«
Tu as un toit, de quoi manger et des livres, tu as tout. »
Bien
sûr qu'il avait raison.
Penser
à la sagesse de Tolstoï, à son appétit de dénuement et de
non-possession.
![]() |
Tombe de Lev Nikolaïevitch Tolstoï ( 1828-1910), à Iasnaïa Poliana |
Tolstoï
est enterré, selon son désir, dans les bois de Zakaze, près de sa maison d'Iasnaïa Poliana.
'La
tombe de Tolstoï est particulière, car elle forme un simple
monticule, sans croix, ni pierre tombale, ni inscription. Tolstoï
voulait être enterré là, en souvenir du jeu des frères Fourmis.
Elle produisit un vif effet sur Stefan Zweig qui avouait « [n'avoir] rien vu en
Russie de plus grandiose, de plus saisissant que la tombe de Tolstoï.
Il ajoute:
«
Ni la crypte de Napoléon sous la coupole de marbre des Invalides, ni
le cercueil de Goethe dans le caveau des princes, ni les monuments de
l'abbaye de Westminster n'impressionnent autant que cette tombe
merveilleusement silencieuse, à l'anonymat touchant, quelque part
dans la forêt, environnée par le murmure du vent, et qui ne livre
par elle-même nul message, ne profère nulle parole. » (Stefan
Zweig, Le monde d'hier. Souvenirs d'un Européen')'
Commentaires
Enregistrer un commentaire