Il faut absolument avoir un crayon à la main, George Steiner (1929-2020)


On apprend aujourd'hui la mort de George Steiner à l'âge de 91 ans.

George Steiner ( 1929-2020)


Je vous le dis: le monde est moins beau sans l'existence de George Steiner.


"Laure.Adler:Vous faisiez allusion tout à l’heure au futur incertain de la pratique de la lecture. Pensez-vous qu’un danger pèse sur l’avenir du livre et de la lecture ?

George Steiner: Il y aura toujours des lecteurs. Au Moyen Âge, pendant les invasions dites « barbares », il y avait le refuge des monastères, où l’on savait encore lire. Nous ne savons pas combien de moines pouvaient lire, mais en tout cas, il y en avait ; très peu en revanche pouvaient écrire, presque personne.Être lettré, néanmoins, est une condition fragile. Une condition dont la Renaissance, les Lumières et le XIXe siècle sont les hauts moments, les très riches heures. La bibliothèque privée – nous pensons à un Montaigne, à un Érasme ou à un Montesquieu – devient un luxe très rare. L’appartement moderne ne permet pas les grandes bibliothèques. C’est une exception. Aujourd’hui, en Angleterre, les petites librairies ferment les unes après les autres, c’est devenu cauchemardesque. En Italie, pays que j’adore, il n’y a entre Milan et Bari, dans le sud, que des kiosques ; pas de librairie sérieuse. En Italie, on ne lit pas. On lit très peu dans l’Espagne ou le Portugal ruraux. Là où le catholicisme a régné, la lecture n’a jamais été bienvenue.La lecture, qui est une forme – risquons le mot – de haute bourgeoisie, l’idéal de la lecture, l’éducation à la lecture se sont développés rapidement et ont connu des miracles à certaines périodes. Au XIXe siècle, par exemple, certains classiques (Victor Hugo, Dickens) étaient des best-sellers. En Russie, lire voulait dire survivre humainement et politiquement ; la relation est complexe et créatrice entre la censure et la grande littérature dans les pays du despotisme et de « l’arrièrement » politique. Aujourd’hui, on me dit : « les jeunes ne lisent plus » ou lisent des digests, ou des BD. Nos examens, même universitaires, sont de plus en plus fondés sur des choix de textes, des anthologies, des prix Digest. Le mot même de reader’s digest, qui a couvert le monde, est un mot terrible. Il y a un « prix Digestion » pour vous. Quelqu’un d’autre mâche la nourriture et la digère. Nous sommes trop polis pour dire par quel bout ça sort. Je le dis vulgairement. Bien.
La lecture demande certaines préconditions assez spéciales. On n’y prête pas assez attention. D’abord, elle présuppose beaucoup de silence. Le silence est devenu la chose la plus chère, la plus luxueuse au monde. Dans nos villes (qui fonctionnent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, maintenant : New York, Chicago ou Londres vivent autant la nuit que le jour), le silence s’achète à prix d’or.
Je n’attaque pas l’Amérique ; mes enfants y vivent, mes petits-enfants y sont. C’est l’avenir de l’homme, hélas. Je n’attaque pas. Ils sont plus honnêtes que nous dans leurs statistiques. Que disent leurs chiffres récents ? 85 % des adolescents ne peuvent pas lire sans qu’il y ait de la musique en même temps, générant ce que les psychologues ont nommé le « Flicker Effect », l’effet des brindilles de lumière : la télévision est présente, allumée, au coin du regard, tandis que l’on prétend lire. Personne ne peut lire un texte sérieux dans ces conditions. Ce n’est qu’en silence, un silence le plus total possible, qu’on peut lire une page de Pascal, de Baudelaire, de Proust ou de tout ce que vous voulez.
Deuxième condition : un certain espace privé. Dans la maison, une chambre, même petite, où l’on peut être avec le livre, où l’on peut avoir ce dialogue sans que d’autres soient dans la chambre. Là, nous touchons à un thème très peu compris. La merveille de la musique, c’est qu’on peut la partager à plusieurs. On peut écouter en groupe, on peut écouter avec les gens qu’on aime, on peut écouter avec des amis. La musique est la langue de la participation, pas la lecture. On peut certes lire à haute voix, et il faudrait le faire beaucoup plus que nous ne le faisons. C’est un scandale, la mort de la lecture à haute voix aux enfants, et même entre adultes ! Les grands textes du XIXe siècle sont souvent faits pour être lus à haute voix, je pourrais vous le démontrer : il y a des pages entières de Balzac, de Hugo, de George Sand, dont la cadence, dont le rythme structurel sont une oralité développée, à écouter, à saisir. J’ai une chance folle, mon père me faisait la lecture à haute voix avant que je ne comprenne (c’est ça le secret), avant que je ne saisisse complètement.
Donc silence, espace privé. Et troisièmement, une remarque terriblement élitiste (mais le mot « élite », je l’aime ; c’est le mot qui veut dire que certaines choses sont meilleures que d’autres. Ça ne veut rien dire d’autre) : avoir des livres. Les grandes bibliothèques publiques ont été le fondement de l’éducation et de la culture pour le XIXe siècle et pour beaucoup d’esprits du XXe. Mais avoir une collection de livres qui sont à vous, dont on est possesseur, qui ne sont pas empruntés est crucial. Pourquoi ? Parce qu’il faut absolument avoir un crayon à la main.

L.A.Je crois savoir que vous distinguez dans l’humanité deux types de personnes : celles qui lisent avec un crayon et celles qui n’en ont pas.

G.S.Oui. Et, je le répète : on peut presque définir le Juif comme étant celui qui lit toujours avec un crayon en main parce qu’il est convaincu qu’il pourra écrire un livre meilleur que celui qu’il est en train de lire. C’est une des grandes arrogances culturelles de mon petit peuple tragique.Il faut prendre des notes, il faut souligner, il faut se battre contre le texte, en écrivant en marge : « Quelles bêtises ! Quelles idées ! » Il n’y a rien de plus passionnant que les notes marginales des grands écrivains. C’est un dialogue vivant. Érasme a dit : « Celui qui n’a pas de livres déchirés ne les a pas lus. » C’est in extremis mais il y a une grande vérité là-dedans. Avoir une œuvre complète, c’est avoir chez soi un invité auquel on dit merci en pardonnant aussi ses faiblesses ; et même en les aimant. Et des années après, on essaye par snobisme et arrogance de mandarin de cacher les traces des mauvaises lectures ou des fausses interprétations. Mais c’est de la bêtise ! C’est quand mon père m’a offert, le long de la Seine, sur les quais – ça valait quelques sous, personne ne le voulait –, Les Trophées, de M. José Maria de Heredia, que les portes de la poésie se sont ouvertes pour moi. Et j’ai, ici, ma première édition de Heredia. Encore maintenant, je continue à me sentir une dette énorme envers ce monsieur très guindé, très pompeux, très académique, mais néanmoins un grand poète. La découverte d’un livre peut changer la vie. Je suis (j’ai souvent raconté cette anecdote) à la gare de Francfort, entre deux trains et – ça, c’est l’Allemagne : les kiosques avaient de bons livres – je vois un livre ; je ne connaissais pas le nom de l’auteur : CELAN. Le nom de Paul Celan m’intrigue. J’ouvre le livre dans le kiosque même et tombe sur cette première phrase : « Dans les fleuves, au nord de l’avenir… » J’ai presque raté le train. Et ça a changé ma vie depuis lors. Je savais qu’il y avait là une immensité qui allait rentrer dans ma vie."

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